Post-it© sauvages ou les penséees échevelées d’une metteure en scène,

Est-ce que vous êtes choooooooo !

On m’a posé la question moultes fois, jeudi soir en première partie du Concert de Big Flo et Oli et la répétition systématique et forcenée de la question, m’a plongée dans un abîme de réflexion.

J’étais là, assise sous la structure métallique jaune de la Halle Tony Garnier, très impatiente à l’idée de voir mon premier concert de rap – ce qui vous donne une idée du nombre de mes cheveux blancs, et l’âge approximatif de mes enfants.

Assise, parce que bien que dynamique pour mon âge, je suis de petite taille, et toujours un peu inquiète à l’idée de me jeter dans la bien nommée « fosse », si bien que quand le vendeur me demande ma place, j’hésite puis m’imagine écrabouillée sous des milliers d’Adidas blanches et finis toujours par : « place assise, par pitué, place assise ! ».

Or donc, j’étais assise dans un hangar à spectacle, sur une rangée où une personne sur deux avait mon âge (mais beaucoup moins bien porté), et l’autre n’avait clairement pas le droit de vote, ni même celui de jouer à « kallof. »

Contrairement à l’avis répandu, le non-citoyen avait l’œil frais rivé sur la scène, tandis que son responsable légal était scotché à son portable.

Ce qu’on dit est faux. Oui, le jeune est pénible avec son téléphone (voire même carrément chiant parfois) mais, l’avantage du jeune, c’est qu’on peut lui faire la leçon. Faire la leçon à l’adulte qui vous bousille la vision du spectacle en levant bien haut son portable en mode vidéo, est une entreprise risquée qui aboutit en général à une discussion sans fin, sur le thème « Tolérance et Respect 2.0 et ma main dans ta face elle est numérique ? », qui vous fera bouillir les cheveux de l’intérieur en moins de temps qu’il ne faut pour oublier les doubles négations.

Donc, j’étais–z-à un concert de rap, et l’on m’a demandé à multiple reprises si j’étais chaud. J’ai apprécié à cette occasion d’être dans le grand Tout du Public-Chéri-Mon-Amour, parce que je ne crois pas que j’aurais survécu à autant de

Est-ce que vous êtes chaudes ?

Tandis qu’une personne sur deux dans ma rangée répondait ouiiiii avec autant de iiii que d’enthousiasme, la question m’a laissée perplexe.

En spectacle de rue, je pourrais comprendre. Avec la montée des températures, c’est presque devenu une question de précaution.

Si vous êtes chauds, merci de vous rapprochez des pompiers et des points d’eaux. Attention, les deux se trouvent à des points opposés.

Mais dans une salle ! En janvier qui plus est… La Halle Tony Garnier est un vrai moulin à courant d’air soit dit en passant, et pour ma part j’aurais apprécié un petit :

Est-ce que vous avez chaud ? Je monte le thermostat ? Dans le fond, c’est bon ? Tout le monde a de quoi se couvrir ?

On me rétorquera (répondre pour le moins de 30 ans) que je ne suis qu’une vieille filloniste à chaussettes rouges, et que c’est la façon « jeune » de me demander si je suis fiévreuse à l’idée de la soirée…

Je le conçois.

Toutefois, je viens de faire une heure trente de route, d’apprécier les bouchons lyonnais ( et pas ceux où on finit avec du citrate de bétaïde), de participer à une vaste Chevauchée Sauvage visant à trouver une place pour poser ma voiture au milieu de 9000 autres compétiteurs – où j’ai amèrement regretté d’avoir écouté Greta Thunberg et de rouler dans une ridicule petite voiture incapable de grimper sur les poubelles- de profiter du contact intime de mes concitoyens dans la file d’attente d’entrée, de profiter du contact intime d’une jeune sister lors de la fouille, du contact intime et sympatique de mes consoeurs pendant la queue aux toilettes, de l’intimité approfondie devant les crêpes à 5, 50 euros…et là, assise dans mon espace personnel retrouvé, je suis frappée de cette certitude : tout va se répéter à l’envers dans 2h. J’ai beau aimer la musique, je suis à ce stade plus eskimo que panini, disons.

Je le concède, d’artiste à artiste, jouer sur la fierté du public, qui en tant que public devient instinctivement un fayot de CP, est une valeur sûre.

Mais si on faisait ça dans la vie ?

Au restaurant

alors on a faim ? ouiiiiiiiii

Au travail

c’est qui qui va bien travailler ? C’est moiiiiiiiiii

Au lit

Vous voyez le principe.

Je ne dis pas que ce n’est pas efficace (ça l’est) mais quand on a faim, un cassoulet en boîte fait l’affaire. Est-ce que ça va rester dans ma mémoire ? Non, je ne crois pas. Est-ce que ça va nourrir mes petites cellules avides de bonheur ? Certainement pas. Est-ce que ça va me rester sur les cuisses, et me faire ronchonner tout le trajet retour ? Hélas, oui.

Ami, jeune artiste, il faut que tu l’acceptes : la peur est notre métier.

Et je sais, je SAIS l’angoisse qui te ronge les tripes à l’idée que le public t’aime d’un amour tiède…

Mais mon chéri, mets-toi à ma place ! Si j’ai payé 50 euros pour moi, et 50 pour le moins de 16 ans qui m’a remorqué ici, si j’ai fait l’heure trente de route, les bouchons, la recherche impossible de place de parking et la colère contre Greta, les queues sans fin… pardon, l’attente interminable en file serrée… et le sentiment, que tout va se répéter à l’envers dans 2h au détriment de mon sommeil pendant que mon moins de 16 roupille à côté…

C’est pour toi !

Et donc, c’est à toi de m’emmener… pas à moi de te rassurer.

Chacun son job.

Sinon, passe à la maison, je te ferai un brownies-situation-d’urgence, je te taperai sur l’épaule en te disant « mais bien sûr que tu es formidable » …

C’est ça que tu veux ?

Je ne crois pas, non.

Tu veux de l’amour, de l’amour fou, de l’amour hurlant, mais de l’amour vrai.

Il est là l’atroce paradoxe de notre métier.

Rien de pire que l’amour de ta mère devant ton premier Père Noël en PQ et coton.

Alors

que tes mots, ta voix, tes rêves me réveillent et me réchauffent, me sortent de l’engourdissement du quotidien,

Donnes à mon moins de 16 ans un horizon plus vaste,

Regonfle-le pour que demain, qu’il reparte affronter, plus fort, les multiples petites blessures qui font son quotidien d’adolescent,

Donne-lui les mots qu’il n’a pas encore ,

Fais-moi voir par ses yeux,

Montre-moi le monde dans lequel il vit,

Sois entre nous ce lien vibrant qui nourrira son futur et le mien quand nous nous crierons dessus comme des rappeurs pour des chaussettes sales et des joints mal cachés …

Quand tu auras fait tout cela, alors, emportée par sa joie, réchauffée par ta musique, moi aussi, je répondrais Ouiiii à ta question ! ( si tu ne la poses qu’une fois… parce que je redeviens râleuse très vite, et si j’insiste, je n’aime pas qu’on m’insiste !)

Entre nous, avec la musique c’est quand même fastoche… Une voix qui s’élance dans le noir, des projos qui s’allument lentement, la basse qui groove…

Viens donc mettre des frissons en rue, sans noir salle, sans silence, avec trois fois rien de décor, le bruit des voitures et les gamins qui jouent avec le gravier, et on en rediscute.

Mon jeune ami, je te transmets ce conseil reçu, il y a bien bien longtemps :

« Bottons-nous les fesses pour sortir de la convention, de l’habitude, du cliché, des pistes trop damées… Inventons !»

Ce n’est pas facile, ce n’est pas gagnant à tous les coups, mais nous sommes là pour ça.

Pour chercher d’autres voies, et les offrir.

C’est notre taf.

Oui, le public aime les danseuses à « oilpé » , crier « ouiiii » et Chantal Goya.

A nous de tracer un autre chemin…

Alors, mon jeune ami, est-ce que tu es chooooooooooo ?

***

Après une formidable vidéo où Big Flo et Oli ont eu la grâce de jouer les abrutis face à leurs idoles, les lumières se sont éteintes, les rires se sont calmés et le violoncelle a glissé sur chacune de mes cellules pour les réveiller une à une… Beau boulot, les gars…

 

Amandine Barrillon, metteure en scène Petit Monsieur